Derrière le titre un brin provocateur, Alain Bentolila,
spécialiste du créole haïtien et de l’apprentissage des langues
maternelles au Maroc, dresse dans son ouvrage paru jeudi 11 septembre,
un portrait sévère de notre rapport à l’intelligence et à
l’apprentissage.
L’auteur pousse cri de colère contre des années d’errances
éducatives, mais également contre l’ensemble de la société, de l’école à
internet.
« On n’est pas con, on nous a rendus cons?! La télévision en porte une grande responsabilité?: même s’il y a des émissions remarquables, celles regardées sont souvent d’une affligeante débilité. Les réseaux sociaux ont également une part de responsabilité?; Facebook rend les gens très cons. Les hommes politiques, enfin, au discours rodé, nous prennent également pour des cons… et à force, on finit par le croire. »
La com/position de l’ouvrage va de la surface vers la profondeur – de
la société du spectacle et de la “grande anesthésie” télévisuelle
(Nabilla n’est pas la meilleure copine de Bentolila) aux abominations
com/munautaires des fous de Dieu de toutes farines.
Bentolila commence par chiffrer la foule des cons : “Nous tous“, dit-il. Nous tous qui avons con/senti, de lâches redditions en déroutes tacites, à l’apocalypse molle qui aujourd’hui nous entraîne – vers quels abysses ?
L’auteur parcourt donc successivement les médias, la télévision puis
Internet, dont il dit avec force la nocivité – surtout pour un chercheur
qui ne saurait se con/tenter des opinions médianes et souvent médiocres
de Wikipédia -, finissant son chapitre sur cette reductio ad absurdum
de l’écriture que con/stituent les SMS et les tweets.
Puis il analyse l’utilisation par les politiques de cette rhétorique
sirupeuse, qui d’euphémismes en “enfumage”, selon son mot, use de la
langue de bois afin de ne jamais rien dire. Il glisse alors en toute
logique sur le renforcement des logiques identitaires, qui effectivement
“fardent l’exclusion” sous un maquillage de revendications abusives (il
con/sacre un chapitre particulièrement saignant et informé, en
linguiste qu’il est, aux dérives pétainistes de certains
jusqu’au-boutistes des langues régionales, qui sous prétexte de
préserver les cultures pratiquent abusivement le repli identitaire).
Mais le gros morceau du livre, qui justifie d’ailleurs qu’il m’ait
particulièrement parlé, con/cerne l’école et l’éducation. Bentolila
avait manifesté quelques espoirs, à l’avant-dernier changement de
ministre, dans une lettre ouverte à Benoît Hamon qui définissait un
programme. Aujourd’hui, son livre montre assez qu’il a abandonné ses
dernières illusions.
“Errances éducatives”
Plutôt que de juxtaposer les chapitres, Bentolila aime mieux les
interpénétrer. Ainsi, juste après avoir réfléchi à la logique
communautariste des langues régionales, il analyse “l’inculture comme
marque de virilité” : les garçons en classe rivalisent de cancrerie
affectée, marque de fabrique du macho con/temporain, si je puis dire –
ce qui ruine assez vite les espoirs des batailles pour l’égalité des
genres ou l’égalité des sexes.
Substrat de ces dérives, les “errances” des pédagogies qui, depuis
trente ou quarante ans, ont mis l’élève au centre d’un système qui le
broie sous prétexte de le con/sacrer – si je puis ainsi m’exprimer.
Bentolila démonte avec pertinence les folies pédagogistes, l’élève
con/structeur de son propre savoir (voir les pages con/sacrées à la
grammaire, qui, nous l’avons vu ici même il y a peu, ne peut être
étudiée que méthodiquement, et non réinventée au hasard des textes),
l’opposition absurde entre apprendre et comprendre (les apprentis
sorciers de l’enseignement postulent effectivement qu’apprendre – ce
qu’ils appellent psittacisme, tout contents d’avoir appris un mot
nouveau – n’est pas comprendre, et réciproquement, disent-ils), et
l’abandon de la notion même d’effort ou de travail : l’école est le lieu
du bonheur différé, et on veut en faire le supermarché du bonheur
immédiat, dans un zapping culturel, écho de la mainmise télévisuelle sur
notre civilisation. “Sans labeur, pas de plaisir !” martèle Bentolila.
Marque de cette con/fusion entre pédagogie et culte de la
marchandise, l’intrusion du numérique à l’école, comme si des écrans
pouvaient remplacer les enseignants. Le président de la République qui,
en visite à Clichy-sous-Bois il y a quelques jours,a annoncé un énième
grand plan informatique pour l’école, se berce d’illusions – ou tâche de
com/plaire à des fournisseurs avides de commandes d’État.
Ghettos
Au supermarché du Savoir émietté, les parents se con/duisent
désormais en clients, comme leurs rejetons : la distinction entre
éducation et instruction est essentielle, nous dit Bentolila, qui
préférerait que les enfants ne soient pas pris en otages de basses
intentions électoralistes – quand il ne s’agit pas plus simplement de
camoufler les carences de crèches, en assignant à des instituteurs mal
formés à cette tâche de faire garderie dès deux ans.
La mise en cause de la légitimité du maître, justement dénoncée, lui
permet d’aller plus loin dans son analyse du démantèlement de l’école de
la République : non seulement le fameux et quelque peu mythique
“ascenseur social” ne fonctionne plus, mais où est la promesse de
“résilience” que faisait jadis le système, à une époque où l’on
s’acharne à con/struire et à entretenir (à grands frais) des ghettos
scolaires dans les ghettos sociaux ? Où l’on se donne bonne con/science
en mettant en place une pseudo “discrimination positive” qui n’est
qu’”imposture”, et où l’apprentissage, qui devrait être magnifié, n’est
le plus souvent qu’une orientation par défaut ?
Obscurantisme
Je ne sais si Bentolila est croyant. Mais il dénonce avec vigueur,
dans le dernier chapitre, les dérives obscurantistes de tous ceux qui
croient pouvoir parler au nom du dieu unique – qui apparemment n’est
unique qu’à l’usage de certains. Je ne résiste pas à citer une anecdote,
vers la fin du livre, où l’auteur, faisant une conférence à Casablanca,
la conclut en disant :
“- Comme vous le savez vraisemblablement, je suis juif, né pas très
loin de chez vous. Le soir de Pâques, mon grand-père disait une longue
prière que l’on appelle “Hagada”. Pour nous, les enfants qui attendions
le dîner, elle paraissait interminable. Mon grand-père disait cette
prière d’abord en hébreu, puis la traduisait en espagnol pour les
membres de la famille qui ne comprenaient pas l’hébreu, et, enfin, il la
disait en arabe à l’intention de nos voisins musulmans qui
traditionnellement participaient à nos fêtes. À l’époque, je trouvais
cela pénible ; ces longues heures que nous passions, la faim au ventre,
attendant désespérément que le supplice s’arrête, nous semblaient de
l’ordre de la punition arbitraire. Aujourd’hui, je ressens une grande
tendresse et un immense respect pour cet homme que j’ai bien peu connu
et qui donnait une si belle leçon d’humanité. Il pensait que la parole,
fût-elle de Dieu, devait être comprise, sa signification transmise.
Un des étudiants barbus se leva alors et me dit, sans agressivité excessive :
- Professeur Bentolila, votre grand-père avait grand tort.
– Et pourquoi donc avait-il tort ? répliquai-je.
– Parce que la parole de Dieu ne se traduit pas. Elle n’en a pas besoin. Et d’ailleurs, ajouta-t-il en prenant l’amphithéâtre à témoin, tout musulman sait lire le Coran.
– Mais, aventurai-je, le Maroc compte plus de 50 % de musulmans analphabètes : comment sauraient-ils lire le Coran ? Et de plus, n’oubliez pas que fort peu comprennent et parlent l’arabe classique, ce qui fait que même appris par coeur, ils n’en comprennent pas le moindre mot !
– Parce que la parole de Dieu ne se traduit pas. Elle n’en a pas besoin. Et d’ailleurs, ajouta-t-il en prenant l’amphithéâtre à témoin, tout musulman sait lire le Coran.
– Mais, aventurai-je, le Maroc compte plus de 50 % de musulmans analphabètes : comment sauraient-ils lire le Coran ? Et de plus, n’oubliez pas que fort peu comprennent et parlent l’arabe classique, ce qui fait que même appris par coeur, ils n’en comprennent pas le moindre mot !
– Ils savent lire le Coran, me répondit-il de façon définitive, justement parce qu’ils sont musulmans.
Je compris que nous étions arrivés au bout de la discussion ; là où se confondent verbe et incantation, lecture et récitation, foi et endoctrinement ; là où le caractère sacré d’un texte dispense le lecteur de tout effort de compréhension ; là où la quête du sens devient immédiatement dangereuse, profanatrice et impie.”
Je compris que nous étions arrivés au bout de la discussion ; là où se confondent verbe et incantation, lecture et récitation, foi et endoctrinement ; là où le caractère sacré d’un texte dispense le lecteur de tout effort de compréhension ; là où la quête du sens devient immédiatement dangereuse, profanatrice et impie.”
C’est peut-être le seul reproche sérieux que je ferais au livre :
pour éviter d’être le juif qui donne des leçons aux musulmans, Bentolila
oppose soigneusement les fanatiques des deux religions. Mais peut-être
n’insiste-t-il pas assez sur le fait que les juifs (peut-être parce
qu’ils se pensent “peuple élu”) n’ont aucune ambition de prosélytisme,
alors que, selon moi, les musulmans – nous le con/statons chaque jour
dans le monde et dans nos classes – visent à triompher dans le con/flit
de civilisations dont Samuel Huntington, après Braudel, se fit
l’analyste dans les années 1990.
À cette réserve près, c’est un livre convaincant, écrit avec une
fougue de jeune homme par un universitaire las de la destruction de
l’université, un humaniste courroucé par la déshumanisation de la
pensée, un philosophe effondré devant cette nuit qui tombe aujourd’hui
sur les Lumières.
“Comment sommes-nous devenus si cons ?” d’Alain Bentolila (Éditions First, 14,95 euros)
LE WERWOLF
Le Nouvel Ordre Mondial :: Lien
Repéré par : Le Vieux Loup


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